Comme
tous, nous n 'avons pas réalisé l'ampleur du virus. Je me
plaisais à dire que vu que je n'ai jamais attrapé la grippe, ce
serait un comble d'attraper celle ci ! Puis la maladie est
arrivée en Italie, en Espagne. Nous avons cessé d'embrasser nos
collègues, puis cessé les contacts.
Pour
les acteurs de la grande distribution, le Coronavirus et ses
implications ont vite été une réalité. Les 3 ou 4 jours précédant
le confinement, la vague de clients a empli nos points de vente. Pour
nous, aucune protection, aucun masque ou gel hydro-alcoolique et
moins encore de plaque en plexi ! Non rien de tout cela n’était
en place et pourtant ce sont des centaines de personnes qui sont
venues frénétiquement vider nos rayons et se comporter comme des
sauvages. Ici notre magasin fait moins de mille mètres carrés. Le
dimanche des fameuses élections, ce sont plus de 260 clients qui
sont venus en trois heures de temps.
Épuisés,
écœurés de constater ces personnes seules ou âgées qui prenaient
( sous prétexte de précaution) des dizaines de rouleaux de papier
WC laissant aux familles derrière eux le seul autre choix que de
prendre de l’essuie-tout ou même des lingettes . A ce moment
là, nous n'avions encore aucune visibilité sur l'avenir. Mais nous
sentions que ce serait compliqué.
Je
me souviens avoir parcouru le magasin en prenant, ébahie, des photos
des rayons vides.
Très
vite, le mardi ou mercredi suivant soit à partir du confinement, les
premières plaques de plexiglas aux caisses ont été installées par
la direction ainsi que des gants ont été fournis.
C'est
à ce moment que la solidarité a fait son apparition. Nous avons
reçu des masques réalisés par des couturières soucieuses de notre
protection. Merci à elles !
Puis
est venu le temps de la pédagogie. Expliquer les mesures de gestes
barrières. Les marques au sol ne suffisaient pas. Sont apparus les
clients sceptiques voire pire.
Ça
rime à quoi ? Vous êtes des moutons de Panurge ! Vous
croyez le gouvernement aveuglement ?
Le
ton entre clients montait parfois. Les attestations écrites ainsi
que les amendes sont venues enrichir les conversations.
Ils
s'en mettent plein notre dos. Ils ont trouvé une façon de nous
plumer !
Puis
c'était le tour de la grande distribution d'en prendre pour son
grade.
Et
bien, ils s'en mettent plein les poches en ce moment ! Sans
compter que les prix ont drôlement augmenté ! Tous des
voleurs !!!
Et
nous pendant ce temps là :
Monsieur
reculez s'il vous plait.
Veuillez
attendre madame que la cliente ait terminé
La
règle d'une seule personne par foyer pour faire les courses a été
la plus impopulaire. Pourtant, il semblait évident que si il y avait
un moyen de garde pour les enfants, il était inutile de les traîner
dans nos points de vente. Que madame ou monsieur pouvait venir seul.
UN CADDY UNE PERSONNE
Les
insultes ont débuté. Les menaces aussi. Les gens faisaient
demi-tour et retournaient chercher un second caddy ou un panier. On a
vu arriver 4 jeunes hilares prenant chacun un chariot et se foutant
de notre tête.
Les
nerfs étaient mis à dure épreuve ! La direction nous a
demandé de prendre du recul. Mais si certains y sont arrivés
d'autres ont été plus impactés.
Nos
journées devenaient de plus en plus denses et intenses. Nous avions
les désinfections du magasin, les clients qui étaient toujours de
plus en plus nombreux . Tout en faisant notre travail ! Les
premiers masques sont arrivés le 24 mars. Personnellement, j'ai été
tellement soulagée. Je me sentais un peu plus en sécurité .
Nos
clients , eux aussi, avaient leurs propres masques !
Des
bonnets de soutiens-gorge, des culs de bouteilles en plastique, des
masques de chantiers avec la visière, des feuilles d'essuie-tout
superposées, des feuilles en plastique transparent, etc
Pour
les gants, là aussi les clients se sont révélés créatifs. Des
gants de vaisselle, de jardinage, de chantier, de moto ou en laine,
de ski même des chaussettes !
Le
rythme s'est accéléré. Pâques en ligne de mire comme les vacances
scolaires. Nous avons découvert de nouvelles têtes, lyonnais ou
autres venus s’échapper en campagne . Les mamies qui
achetaient pour 40 euros de courses, ont acheté gigot, champagne et
gâteaux ! On a battu des records les jours précédents les
fêtes pascales. Au bord du burn-out , le samedi, mes nerfs ont
lâché. Un monde fou depuis le matin, les clients qui décident de
venir en couple et nous enjoignent d'appeler les gendarmes, ces deux
frangins qui viennent avec un gosse acheter un sac de charbon de bois
et un pack de bières... Puis ce toxico qui arrive à ma caisse et
qui se met à baver sur son argent. Ce jour là, j'ai pleuré 2
heures d'affilées pendant midi avant d'y retourner.
Pourtant
moi, je m'estime chanceuse. Je rentre du boulot dans un environ sain.
Une maison avec jardin, mon mari et mon fils à mes côtés même si
mes trois autres enfants sont loin. Notre dernière réunion était
le 17 février, ils vont bien et c'est là l'essentiel. Ce n'est pas
le cas de tous. Certain(e)s sont seuls en appartement. D'autres
vivent dans des foyers où la violence règne. Rentrer dans son
logement où monsieur est contraint au chômage, s'entendre dire
qu'elles sont chanceuses de sortir bosser ( pourquoi tu te maquilles,
tu me laisses seul, etc) les enfants à s'occuper avec les devoirs et
leçons sans oublier les tâches ménagères.... Oui je m'estime
chanceuse.
Depuis
le début des vacances scolaires et plus encore avec la date annoncée
du
dé-confinement,
la population s'octroie des libertés. Ils sont de plus en plus
nombreux à sortir. Nous sommes pris à partie pour tout. Le
gouvernement ceci, les maires cela, pourquoi l'école ? Bien
sûr, on leur a menti : pas de pénurie ? Où est la
farine ?
Nous
avons bien envie de leur dire que les pénuries viennent de leur
propre comportement. Que nous avons autre chose à faire au travail
que de commenter les actions gouvernementales.
Certains
nous annoncent heureux qu'arrive la fin de tout ce « merdier »
et qu'on va pouvoir ôter les masques et toutes ces conneries le 11
mai ! De toute façon, chez nous y en a pas du corona ! On
est à la campagne ma p'tite dame !
Le
2 mai après une journée de fermeture pour la fête des
travailleurs, l'affluence a atteint des records ! Obligés de
bloquer l'entrée tant le monde était dense chez nous. Les papys et
mamies qui sont venus chaque jour depuis le début étaient là,
d'autres sont venus deux à trois fois la journée. Ils nous
expliquent aussi qu'ils ont fait des listes de personnes qu'ils vont
aller voir le 12.
On
nous chuchote que la maladie est une invention (théorie du complot).
Certains
qui suivent à la lettre les mesures de confinement sont abasourdis
par cette faune ! -Ils sont inconscients tous ces gens. -Mais
oui mais ça fait un moment que c'est comme ça. -Moi je ne suis pas
sorti depuis quinze jours. -Je sais mais que voulez-vous, tout le
monde ne se sent pas concerné. -En tout cas merci, merci d'être là
pour nous.
Car
il faut être honnête, beaucoup nous remercient et nous respectent.
Mais
nous assistons ce jour à des scènes irréalistes : sur le
parking, on se sert la main, on embrasse les enfants.
Une
vieille cliente ce samedi vient nous confier qu'ils vont fêter les
82 ans de son mari. On suit les règles nous dit-elle . Nous ne
serons que 6. -Mais les restrictions de réunion ne commencent qu'à
partir du 11 -Rien à foutre elle nous répond ! Puis à la
caisse, nous apprenons que le fameux papy fait le test du covid le
lundi suivant puisque le médecin a des soupçons.
Nous
sommes une équipe dynamique. Une seule manque à l'appel pour des
raisons médicales. Nous sommes venus chaque jour affronter
l'impensable, l'inimaginable. Une de mes collègues ne dort plus
beaucoup. Nous avons tous fait des sacrifices : nous n'avons pas
vu enfants, petits enfants ou parents depuis longtemps et nous savons
tous que nous ne nous reverrons pas ce 11 mai prochain. Nous ne
travaillons pas à l’hôpital mais nous sommes en première ligne.
Une infirmière urgentiste me confiait se sentir plus en sécurité à
l'hôpital que dans notre magasin. Là-bas au moins, on sait qui est
malade.
J'ai
même fait la demande d'un numéro d'urgence et d'aide psychologique.
Je
ne sais pas de quoi sera fait demain mais nous allons tous rester
impactés par cette pandémie .
RESTEZ
CHEZ VOUS !